jeudi 21 avril 2011

Fornications délétères

Photo. Jean-Luc Lagarce.
Je vous laisse aux uns et aux autres vos fornications délétères. Mes joies à moi n’étaient pas aussi intenses. Mais elles étaient plus durables. Plus parfaites. Plus destructrices. Prises sur les vôtres soir après soir dans la solitude de mon bureau. Votre décadence m’emplissait de satisfaction. Sur mon carnet l’encre emportait tout. Un déluge qui dépassait l’entendement, certes, mais aussi l’imagination. Je ne contrôlais moi-même pas ce maelström jubilatoire qui se nourrissait de vos maux. Vos craintes. Vos frustrations. Cette haine dépassait son propre maître. Une haine vive, vivante, vivifiante. Une haine destructrice, chaotique, apocalyptique. Une haine qui donnait vie, enfin, à l'improbable, l’irrécusable. Mes mots étaient comme le clairon d’Israphil. Révélateur, dévoilant l’invisible-évident…
C’était chaque soir l’heure des comptes. Mes petits comptes à moi. Mon plume devenait tantôt marteau du juge tantôt fusil du bourreau. Et chacun défilait devant moi. Devant mon sourire, mon petit plaisir…
Elle est là, ma fornication à moi. Pourquoi s’encombrer de carcasse, fontaine de niaiserie, quand on peut connaitre l’excitation parfaite, ultime, suprême… ?
Après chaque jet, j’offrais à ma victime une danse lente dans l’obscurité de mon vêtement. Mes muscles sculptaient hardiment et avec peine un semblant d’harmonie dans un capharnaüm hors du temps. Je n’ai jamais pu accumuler les exécutions, tribunal populaire où je faisais le peuple, le juge, le bourreau. La danse m’épuisait et me jetait à terre. C’était à ce moment là qu’une dysphorie amère et aigüe me gagnait.
Mai 2011
Chamseddine B.

dimanche 10 avril 2011

Inlassable vagabond

Saint-Pétersbourg, Alexander Petrosian.
Je n'ai jamais pu me résigner à la régularité, la monotonie.
Vivre dans un endroit, y rester. Pour toujours sans doute. Peut-être partir quelques jours, quelques mois, mais revenir inexorablement au point de départ. Non je ne peux m'y résigner, ce serait ma mort...

Rien ne me lie à rien. Je suis comme une bouteille à la mer qui, même si elle échouait sur une plage vide, tôt ou tard (tôt le plus souvent), l'eau allait finir par la renvoyer aux immensités et aux profondeurs...
Je confesse avoir tout délaissé de mes entrailles. Je ne suis désormais plus qu'une âme errante, une embarcation de fortune sans voile ni même gouvernail.

Je rencontre des gens. J'aime les connaitre. Je ne leur offre cependant pas la parole. Je me contente seulement de quelques mots. On dit que la bénédiction est dans le peu, dans les longs silences...
Je souris. Plus serait me trahir. Trahir cette symbiose avec l'univers vivant. Je me contente alors du sourire.

Je marche. Je suis en perpétuel mouvement. Je suis comme un rapace qui aurait renoncé à baisser le regard sur terre pour scruter ses proies; renoncé à leur viande, préférant parler avec elles avant de les quitter pour toujours. Un rapace qui se nourrit de nuages, de lui-même (Je suis un soleil qui se consumme sans plus brûler. Un soleil lunaire).  Des mots silencieux que lui murmure le monde. Un rapace dont les longues ailes ne battent plus mais qui continue de voler. Déterminé à guetter les courants d'air pour danser avec eux et découvrir où ils ont décidés de l'enmener...

Je plane. Je plane sans ne jamais me retourner. Les passants ne se retournent pas, ils passent. Je plane sereinement, sans aucun port d'attache. J'erre dans ce vaste monde, immobile.

lundi 4 avril 2011

« Le Jolie Mai » : Ballade dans Paris

 I.
Sommet de la Tour Eiffel.
Bruits de cloches et de sirènes. 

« Est-ce la plus belle ville du monde ?
On voudrait la découvrir à l’aube sans la connaître, sans la doubler d’habitudes et de souvenirs. On voudrait la deviner par les seuls moyens des détectives de roman, la longue vue et le microphone.
Rumeurs urbaines, voix radio.
Paris est cette ville où l’on voudrait arriver sans mémoire, où l’on voudrait revenir après un très long temps pour savoir si les serrures s’ouvrent toujours aux mêmes clés, s’il y a toujours ici le même dosage entre la lumière et la brume, entre l’aridité et la tendresse, s’il y a toujours une chouette qui chante au crépuscule, un chat qui vit dans une île, et si l’on nomme encore par leur nom d’allégorie le Val de Grâce, la Porte Dorée, le Point du Jour… C’est le plus beau décor du monde. Devant lui, huit millions de Parisiens jouent la pièce ou la sifflent, et c’est eux seuls, en fin de compte, qui peuvent nous dire de quoi est fait Paris au mois de Mai ». 

 II.
Longue ballade. Paris, 1962.
Travelling rapide dans les rues.


« Nous avons rencontré des hommes libres. Nous leur avons donné la plus grande place dans ce film, ceux qui sont capables d’interroger, de refuser, d’entreprendre, de réfléchir, ou simplement d’aimer. Ils n’étaient pas sans contradiction, ni même sans erreur, mais ils avançaient avec leurs erreurs, et la vérité n’est peut-être pas le but, elle est peut-être la route. Mais nous en avons croisé d’autres, en grand nombre, sur lesquels le regard du prisonnier s’arrêterait, un peu incrédule, car chez ceux-là, la prison est à l’intérieur.

Succession de visages tristes, préoccupés.
Ces visages que nous croisons tous les jours, faut-il l’espace d’un écran pour qu’apparaisse ce qui sauterait aux trois yeux du Martien fraîchement débarqué ? On a envie de les appeler, de leur dire : qu’est-ce qui ne va pas, visages ? Qu’est-ce qui vous fait peur, que nous ne voyons pas et que vous voyez, comme les chiens ?
Est-ce l’idée que vos plus nobles attitudes sont mortelles ? Les hommes se sont toujours su mortels, ils en ont même tirés des façons inédites de vivre et de chanter. Est-ce parce que la beauté est mortelle, et qu’aimer un être, c’est aimer le passage d’un être ?
Statues de parcs publics.
Les hommes ont inventé la naphtaline de la beauté. Cela s’appelle l’art. C’est quelquefois un peu hiératique dans ses formes, mais c’est quelquefois très beau. 

Tableaux. A nouveau visages fermés.

Alors qu’est-ce que c’est ? Vous-êtes à Paris, capitale d’un pays prospère, au milieu d’un monde qui guérit lentement de ses maladies héréditaires, qu’il prenait pour des bijoux de famille : la misère, la faim, la fatalité, la logique. Vous ouvrez peut-être le deuxième grand aiguillage de l’histoire humaine depuis la découverte du feu. Alors ? Avez-vous peur de Fantômas ? Est-ce, comme on le dit beaucoup, que vous pensez trop à vous? Ou n’est-ce pas plutôt qu’à votre insu vous pensez trop aux autres ? Peut-être sentez-vous confusément que votre sort est lié à celui des autres, que le malheur et le bonheur sont deux sociétés secrètes, si secrètes que vous y êtes affiliés sans le savoir et que, sans l’entendre, vous abritez quelque part cette voix qui dit : tant que la misère existe, vous n’êtes pas riches…, tant que la détresse existe, vous n’êtes pas heureux…, tant que les prisons existent, vous n’êtes pas libres. »

Le Jolie Mai (film-documentaire), Chris Marker, 1963.